En février 1995, Susana et Bernard Lompré ont jeté l’ancre en Polynésie. Tombé amoureux du tatouage pacifique, ce couple d’artistes a troqué la peinture pour l’encre.
Sur l’île de Bora Bora, ils poursuivent leur quête du tatau. Et nous en font profiter.
Par G. Boucheseiche. Photos B. Lompré
Bernard : Je suis marin, c’est le départ de tout. J’ai beaucoup navigué, mais à cause des femmes j’ai arrêté de naviguer. Ce sont des ancres. Il y a une dizaine d’années, j’ai rencontré Suzanna qui sortait de l’école des Beaux-Arts.
Elle m’a poussé à recommencer à voyager. Nous sommes partis en 1994 de Toulon, sur un 30 pieds en direction des Açores, les antilles et le Vénézuela.
De l’Amérique du sud, on a remonté toutes les Antilles et retour aux Açores. C’était la première étape. Deux enfants sont nés aux Açores, un à l’aller, l’autre au retour. On a vendu le bateau pour partir au Québec et visiter en camping-car la côte Est des États-Unis. Je vivais des pinceaux et de ma peinture.
Chaque fois que l’on manquait d’argent je trouvais des murs à peindre, des commerces à décorer, et des fresques murales à réaliser chez les gens. En Floride, je réalisais une sphère de neuf étages quand j’ai failli avoir un accident à cause du vent. J’ai eu très peur. Au même moment, on avait plein de copains qui nous demandaient de les tatouer. C’est Susana qui a commencé.
Susana : Pas du tout. Les dessins sur la peau m’ont toujours amusée en quelque sorte. Mais jusque-là, je n’avais pas en l’opportunité d’essayer, surtout au Portugal, d’où je viens.
Bernard : On a commencé à tatouer les copains avec des machines bricolées : un moteur de rasoir électrique, une clé allen, un stylo bille… Ça marchait bien. Et, ensuite, on a acheté une machine professionnelle. Mais en Floride, on en a eu vite marre des drapeaux sudistes, des poignards, serpents… La révélation, on l’a eue en arrivant à Tahiti.
On a eu un choc parce que là-bas, c’est d’abord de l’art. Si en Occident le tattoo est issu d’une culture carcérale, maritime, d’homme de troupe, en Polynésie c’était la parure des rois, des guerriers, du sommet de la hiérarchie sociale.
Bernard : Pour une balade, une étape suivante dans notre tour du monde, et puis l’envie de parler français… On acheté un bateau de 1 1 mètres… ils y sont moins chers.
Sur place, on a en un choc culturel. Ces pièces en noir, issues du fond des âges, ont une valeur artistique, alors que reproduire des serpents et des dragons, c’est plus de l’artisanat. Cette différence, on l’a ressentie à l’occasion des deux conventions de Dijon et Lausanne. Le style occidental, c’est surtout de la reproduction. Les mecs se tirent la bourre sur des perfections de réalisation.
Alors qu’à Tahiti, ils se foutent de la réalisation, le tatouage petit être mal piqué, il doit même avoir des défauts. Ce sont les marques personnelles du client en quelque sorte, ça va le distinguer.
Si tu veux un truc parfait, ça n’aura aucune vie. Le tatouage tahitien doit se dessiner à la main, ne jamais être transféré mais créé directement sur la personne. Il ne doit pas être parfait, même au niveau des techniques de piquage.
Les Tahitiens utilisent des rasoirs de voyage montés avec une aiguille, ce qui en fait un engin très lent, qui a peu de puissance et produit un trait accidenté. Mais avec ça, ils font des merveilles.
Raymond Graffe, le grand maître polynésien (Il a aidé à réintroduire le Tatouage en Polynésie française) dit qu’il ne faut jamais reproduire deux fois le même tattoo, que c’est interdit, et, qu’il faut créer son propre style de tatouage tahitien en s’inspirant et non en copiant.
Le tatouage ne doit jamais avoir été déjà fait. Voilà comment cet homme a fourni les clés de la découverte de l’art à de nombreux Tahitiens et non pas de la reproduction du dessin.
Les tatoueurs locaux attaquent directement à main levée. Parfois ils tracent quelques ligues vertiticales ou un rond pour se caler. Les jeunes Tahitiens génèrent une hyperactivité pour pouvoir tatouer.
Bernard : Quand on est arrivés, on s’est installés à Moorea où il y a beaucoup de tatoueurs. Susana a piqué le bras gauche de Tavita, le chef du Tiki village.
Susana : C’est le village culturel qui réunit quarante artistes sous l’autorité de Tavita.
Bernard : Pendant ce temps-là, je continuais à faire des fresques peintes. J’avais juste piqué, en amateur en Floride. Susana restant à la maison avec les enfants, elle s’est amusée à tatouer le grand chef d’à côté . Quand elle a fini, elle s’est installée dans un centre commercial de Moorea et a fait de l’animation tattoo. Ça a bien marché jusqu’aux explosions nucléaires de Chirac qui ont fait chuter la fréquentation de 200 000 visiteurs par an à zéro. Du jour au lendemain on s’est retrouvé sans travail.
On est donc partis pour Tahiti, situé à vingt bornes, où il y a toujours du travail. Les affaires ont repris avec ne clientèle de locaux. A ce moment-là, j’ai arrêté la peinture et je me suis mis à faire du journalisme. J’ai commencé à tatouer et à écrire sur le sujet, des articles qui m’ont permis de rencontrer du monde et de m’imprégner de la culture Maohi. On a ainsi pu pénétrer la philosophie des Tahitiens et faire notre apprentissage.
Bernard : Parce qu’on ne s’est rien approprié. C’est de la création qui a été encrée, pas des motifs traditionnels. Et puis les Tahitiens sont très curieux de nature. En plus, une belle nana qui fait du tatouage…
Susana : Tu en déranges toujours un ou deux, qui n’apprécient pas qu’un popa (un étranger) tatoue. Ce n’est pas le fait de tatouer mais de le faire avec l’esprit polynésien, ou l’inspiration polynésienne qui les dérange.
Bernard : On a trouvé notre position parmi les artistes polynésiens. Beaucoup de gens arrivent et veulent se faire tatouer du polynésien par un Polynésien. Et puis il y a ceux qui aiment ce style mais qui ont besoin d’une transition. Ces gens-là vont s’adresser à nous. Ils n’hésitent pas à poser des questions, ils sont plus en confiance également pour l’hygiène. Certains viennent également nous demander conseil pour se faire tatouer par un Polynésien.
Bernard : Après Tahiti, on a visité en bateau les Iles sous le vent Uahiné, Raiatéa, Taaha, et enfin Bora-Bora, etc. en restant 3-4 mois à chaque île. Susana tatouait les touristes et je faisais les Polynésiens. Quand on est arrivé à Bora, on a décidé de se planter là, pour les gosses. Susana s’est mise à travailler sur la plage devant un hôtel et moi j’ai recommencé ma vie itinérante de tatoueur à domicile. C’est comme ça que je suis rentré dans un tiers des maisons de Bora Bora en un an.
Bora, c’est aussi grand que Paris Intramuros, 30 kms de tour. Une !le encerclée par le lagon et la barrière de corail, elle-même pleine de petits îlots. Au centre siège une grosse montagne qui oblige les gens à construire sur le bord ou à vivre sur un bateau comme nous. Il n’y a que six mille habitants mais 70 000 touristes par an. En général, il y a plus de touristes que d’habitants mais on ne les voit pas, ils sont tous parqués dans les grands hôtels.
Au bout d’un an, j’ai ouvert un studio en centre ville. Je suis situé entre le dentiste et la librairie dans l’unique centre commercial à Vaitapé, la ville principale, un gros bourg. Ça a tout de suite marché très fort. Les gens pouvaient enfin me contacter… J’ai 50 % de locaux et 50 % de touristes. Chez les gens, ce n’était pas pratique, on n’est pas bien installé… Susana, elle, a changé de lieu de travail pour un fare (maison traditionnelle décorée) situé dans les jardins du Sofitel. C’est idyllique.
Bernard : Il faut être initié par un grand prêtre, et ça n’est possible qu’à Samoa. J’ai l’intention d’aller y faire un saut pour apprendre.
C’est beaucoup plus douloureux mais c’est aussi plus efficace, plus rapide pour certains types de tracés. Je vais essayer mais sans être sûr d’adopter la technique, mais d’abord pour découvrir.
Bernard : Il y a autant de différences entre les dessins polynésiens et occidentaux qu’entre les deux techniques de piquage. Les Tahitiens piquent à moins d’un millimètre de profondeur alors que les occidentaux eux vont entre deux et trois fois plus profond. Nous, quand on tatoue, « on fait de la dentelle ».
C’est un tattoo très pacifique, très lent. On prend notre temps.
De plus, il tient remarquablement. Très peu profond, il ne diffuse pas. On gagne donc en netteté mais on hérite de deux difficultés : c’est très difficile à tatouer, et le tatouage est très fragile pendant la première semaine. Par contre, l’avantage est qu’il ne fait jamais de croûtes, seulement de toutes petites peaux.
Ça cicatrise très vite, en une semaine, au lieu de trois en Occident. Cela s’explique en partie par la couleur. Les couleurs sont des encres difficiles à rentrer, il faut y aller avec beaucoup d’énergie, des machines puissantes et une grande profondeur de piquage.
Le mouvement de la main doit être rapide. Ce type de tatouage est plus douloureux.
Nous, c’est l’inverse, la machine est légère, le travail lent, ce qui donne un tattoo différent mais qui tient bien et qui garde une finesse remarquable. On n’utilise que de l’encre noire qui rentre très facilement. Conséquence positive du polynésien, il s’enlève plus facilement…